Matinée Inde du Comité Colbert au Musée d’Orsay
L’Inde est citée depuis 20 ans par les décideurs du luxe comme l’un des marchés les plus prometteurs pour leur secteur. Ce pays est-il aujourd’hui prêt à devenir une « nouvelle frontière » et un moteur de croissance des décennies à venir ? « Si rien ne s’est passé comme prévu jusqu’ici pour nos maisons de luxe en Inde, notamment en raison d’obstacles tels que diverses taxations élevées, des formalités administratives lourdes ou un déficit d’infrastructures, les indicateurs économiques, sociaux et culturels semblent montrer qu’un point d’inflexion est à présent atteint », a estimé Bénédicte Epinay, Déléguée générale du Comité Colbert, lors de l’ouverture d’une matinée d’études consacrée à l’exploration du luxe en Inde, le 2 octobre 2024 à Paris. Cet événement, organisé en partenariat avec la Chambre de Commerce et d’Industrie Indo-française (IFCCI), a réuni un panel exceptionnel de 14 experts indiens et français au Musée d’Orsay, à l’invitation de son Président Sylvain Amic, et en présence de Jawed Ashraf, Ambassadeur de l’Inde en France et à Monaco.
Avant d’être un marché pour les maisons de luxe, l’Inde possède elle-même une longue et vivante tradition artisanale dans le textile et les bijoux précieux qui remonte aux anciennes civilisations de la vallée de l’Indus. « Ce pays aime l’artisanat autant que la France, le sens de l’émerveillement et de la passion qui anime au quotidien des maisons comme la mienne est largement partagé », a souligné Leena Nair, CEO Monde de Chanel, elle-même originaire de l’Etat du Maharashtra. Une dimension fondamentale à prendre en compte au moment d’aborder ce pays qui est, de toutes les grandes économies mondiales, celui qui connaît actuellement la croissance la plus rapide au monde.
La cinquième économie mondiale a en effet progressé de 7,5 % l’an passé, un rythme qui devrait lui permettre d’accéder à la troisième place en 2030, derrière les Etats-Unis et la Chine. Le PIB de 3,5 trillions de dollars sera multiplié par neuf à dix d’ici 2047, année qui marquera le 100e anniversaire de notre indépendance », s’est félicité Jawed Ashraf.
Ces chiffres ne dessinent pas seulement les contours d’une Inde dynamique, dépassant la Chine par sa population de plus de 1,4 milliard d’habitants, âgés de moins de 35 ans, pour 65 % d’entre eux. Ils racontent aussi « des » Indes, riches de plus de 20 langues, de nombreuses cultures, traditions et groupes sociaux, a relevé Swagata Bottero, Directrice des Opérations et de la Stratégie Inde de Cartier et Vice-Présidente du Comité Luxe de l’IFCCI. « Il existe aussi une Inde en dehors de l’Inde qu’il ne faut pas oublier, une diaspora de 35 millions de personnes qui se distingue par le plus haut niveau de revenu médian et le niveau d’éducation le plus élevé de toutes les diasporas ».
Si les inégalités restent très fortes, « la confiance en l’avenir est actuellement au plus haut » et les habitudes de consommation évoluent nettement a noté Abheek Singhi, de la chaire Practices & Partner Committee du Boston Consulting Group. Les achats immobiliers sont réalisés plus tôt dans la vie, les femmes accèdent désormais aux études secondaires à égalité avec les hommes et elles peuvent espérer à l’avenir, grâce à leur emploi, disposer de comptes en banque bien garnis. Sous l’effet d’une urbanisation croissante (40 à 60 % de la population vivent dans de grandes villes), la famille traditionnelle vole en éclat et le sentiment de culpabilité vis-à-vis de l’opulence diminue pour les 22 millions d’adultes fortunés. A un horizon de 10 ans, ils seront 85 millions à disposer d’un patrimoine (financier et non-financier dont l’immobilier) supérieur à 100 000 dollars par an, dont 1,5 million de millionnaires dès 2030.
« Le marché indien est au niveau de la Chine il y a 15 à 20 ans », estime toutefois Abheek Singhi. Les ventes, telles que définies dans les pays occidentaux, atteindraient entre 7 et 10 milliards de dollars pour le luxe personnel, auxquels s’ajoutent 2 à 3 milliards de dollars de luxe d’expérience, selon les calculs du BCG. Mais ces montants devraient tripler à l’horizon de 10 ans car « ces achats deviennent de plus en plus une affaire du quotidien ».
Pour ces multiples raisons, « l’Inde s’impose comme le seul marché qui peut relayer la Chine dans les 20 prochaines années et être le nouveau moteur d’une croissance supérieure », a confirmé Jean-Christophe Babin, CEO de Bulgari, évoquant le triplement des ventes de la marque de joaillerie en 2024. Séduire ce pays requiert cependant une approche spécifique. « De nombreuses marques de luxe n’ont pas encore saisi que l’Inde a la culture du luxe la plus profondément enracinée de la planète. Si les chinois et les japonais ont facilement adopté les codes du luxe occidental sans rien changer à nos produits, il n’en sera pas de même en Inde ».
Bulgari s’appuie sur des artistes et célébrités indiens particulièrement respectés et influents afin d’établir des liens authentiques avec la communauté indienne, dont l’actrice Priyanka Chopra Jonas. Celle-ci conseille la marque sur sa stratégie en Inde et joue dans deux films produits par Bulgari. Deux modèles façonnés dans l’or jaune de 22 carats et « twistés » selon des codes esthétiques chers aux Indiens, un collier féminin (le mangalsutra) et un bracelet pour hommes (le kada) ont également été lancés. « Comprendre nos valeurs et être capable de proposer du mix and match entre des produits indiens et occidentaux sera un facteur clé de succès pour les marques », a confirmé Rochelle Pinto, Directrice de la rédaction de Vogue India, dont le magazine n’a jamais autant de succès que lorsqu’il « fait découvrir l’Inde aux Indiens ».
Il faut, en tous cas, éviter les comparaisons hâtives avec l’évolution du luxe en Chine, à l’origine de 80 % de la croissance du secteur au cours des 15 dernières années, a averti la Directrice des Opérations et de la Stratégie Inde de Cartier et Vice-Présidente du Comité Luxe de l’IFCCI, Swagata Bottero. « L’Inde n’est pas la Chine, elle suit sa propre trajectoire « , insiste-t-elle, évoquant « des consommateurs avisés ». Ils sont issus de l’élite traditionnelle, de l’entrepreneuriat, employés de groupes internationaux ou membres de la diaspora de retour sur leur terre natale après des études à l’étranger.
Des entretiens qualitatifs conduits par le cabinet Val-More Action Advisory ont permis une plongée complémentaire dans les ressorts de l’achat de luxe dans les villes secondaires. Anchal Jain, associé fondateur de Val-More Action Advisory et Usha Bora, responsable en France de Val-More Action Advisory y démontrent « la grande diversité des motivations » : expression de sa personnalité chez la génération Z, domination de l’achat plaisir et impulsif chez les X, affinité avec l’histoire et l’identité d’une marque chez les Millenials, alors que le luxe se doit avant tout de véhiculer l’image sociale de la famille chez les clients des villes secondaires, friands d’accessoires arborant des logos.
Atteindre toutes les composantes de cette mosaïque de clients requiert la combinaison de canaux de distribution physiques et numériques. L’e-commerce est en effet le seul moyen de s’adresser à ce marché très fragmenté dans ses désirs et ses lieux de vie. Les ventes en ligne de produits de luxe représenteraient déjà 468 millions de dollars, en hausse de 20 % par an en moyenne. Ce n’est qu’un début, selon Gopal Asthana, CEO de Tata Cliq, car « 63 % de la population a accès à Internet, 37 % utilisent les réseaux sociaux et 33 % n’hésitent pas à payer via le digital » et des plateformes d’e-commerce dédiées au luxe – sur le modèle de TMall en Chine – sont en projet.
Les points de contact privilégiés, flagships situés dans des centres urbains, les malls ou boutiques au sein de grands magasins ou d’aéroports sont encore trop peu nombreux. Sur plus de 300 malls, seulement 6 sont dédiés au luxe ce qui représente, à l’évidence, un frein important à l’implantation des marques. Radhakrishnan Sathyajit, CEO en charge des projets innovants d’Aditya Birla Retail, s’est cependant montré optimiste : « La création de malls ou la mise au niveau des exigences des marques de luxe dans les centres commerciaux existants, couplée à l’installation de grands magasins dont deux Galeries Lafayette ouverts en partenariat avec notre groupe, permettront un bond en avant significatif dans l’expérience du shopping de luxe. »
Le développement de l’économie et de la richesse, des infrastructures physiques et numériques, ainsi que les investissements dans la distribution laissent donc espérer que la prochaine décennie sera plus porteuse pour le luxe. Depuis la première conférence sur l’Inde organisée pour les membres du Comité Colbert en 2007, « nos membres ont construit une clientèle indienne fidèle mais qui achetait en majorité à l’étranger », a constaté Christophe Caillaud, CEO de Liaigre et Président de la Commission Anticipation & Prospective du Comité Colbert. « Nombre de nos Maisons pensent que le moment est venu de changer cela, et elles agiront de plus en plus comme des ambassadeurs du luxe français par leur présence en Inde ».
Il reste à aller plus loin dans l’harmonisation et l’allègement des diverses taxations ou obligations faites aux marques étrangères – dont celle de s’approvisionner sur le marché local pour l’équivalent de 30 % de la valeur des produits importés pour la vente en Inde. Signal positif, l’horlogerie suisse est parvenue à négocier une réduction progressive de ses droits de douanes de 22 % à 0 sur une période de 16 ans.
En créant un Comité Luxe il y a un an et demi, l’IFCCI entend bien « accompagner les Maisons dans leurs démarches à travers un grand nombre de services », a souligné sa Directrice générale, Payal Kanwar. En novembre 2023, le tout premier Symposium sur le Luxe a été organisé à New Delhi par la Chambre en présence de la Déléguée générale du Comité Colbert, Bénédicte Epinay. Une seconde édition aura lieu à Mumbai le 21 mars 2025.
L’Ambassade de France en Inde, l’Institut Français et le Mobilier National préparent par ailleurs conjointement pour l’hiver 2025 une exposition franco-indienne autour du textile intitulée « Textile Matters » à la Manufacture des Gobelins dont la scénographie est confiée à Christian Louboutin. Il s’agira d’approfondir le dialogue prometteur entre la France et l’Inde, deux grands berceaux de métiers d’art et de savoir-faire d’excellence.