mars 2022, Comité Colbert

RA 2021 Karine Berthelot-Guiet
« La communication de crise devient la norme »

LES MÉDIAS SOCIAUX OFFRENT UNE CAISSE DE RÉSONANCE DE PLUS EN PLUS FORTE AUX COMBATS IDÉOLOGIQUES, SANS ABOLIR LES FRONTIÈRES CULTURELLES. ANALYSE DE LA DIRECTRICE DU CELSA SORBONNE UNIVERSITÉ.

Militantisme, pensée woke et autres activismes se déploient sur les réseaux sociaux. Comment ce défi de communication majeur impacte-t-il le discours des marques ?
Si l’interpellation très forte des marques remonte, selon moi, au best-seller mondial No logo de la journaliste canadienne Naomi Klein, publié en 1999, les évolutions sociétales se traduisent aujourd’hui par un mouvement global et massif de pensée critique qui trouve une caisse de résonance sur les réseaux sociaux. Plus aucune entreprise n’échappe à la mise en cause ou à la menace de boycott. On interroge le présent, mais aussi le passé. Les marques se retrouvent ainsi dans une communication de crise permanente, celle-ci devient la norme. Celles qui s’en sortent le mieux sont celles qui restent assez économes dans leur parole et celle de leurs représentants, et qui ne sont pas partout.

Les marques sont toutefois sommées de s’engager…
Cela rend effectivement le moment très complexe, car quel que soit l’engagement énoncé, on peut déplaire, perdre une partie de sa clientèle. Une tension permanente s’exerce. Il faut apprendre à vivre avec cette nouvelle donne, car il n’y a guère de sujets refuge. Si vous choisissez de vous engager sur la thématique du réchauffement climatique ou bien sur celle de la localisation de votre production, cela va soulever des sous-thématiques auxquelles il faudra savoir répondre : quid du bilan des émissions carbone de l’entreprise ou du caractère polluant de ses procédés de fabrication ? Mieux vaut être sincère et innovant dans tous les domaines, y compris en matière de communication, de façon à pouvoir mettre en avant sa véritable valeur ajoutée.

Comment ces nouveaux usages numériques transforment-ils la publicité ?
Le changement est majeur : les annonceurs sont passés en quelques décennies de l’accès au seul « paid media », soit l’exposition médiatique obtenue par l’achat d’espace publicitaire, au « owned media », au milieu des années 2000, à travers les sites et blogs de marques leur permettant de s’exprimer directement, et à présent au « earned media ». Ce dernier terme désigne la visibilité dont une entreprise bénéficie gratuitement sur les nouveaux médias et formats numériques grâce à l’intervention de tiers, dont ses communautés de suiveurs et ses influenceurs. La grande nouveauté tient à ce coming out d’individus exprimant, sans y être forcés, le désir d’accéder à des contenus de nature publicitaire, voire de les relayer. On s’abonne aux sites et aux comptes des marques pour consommer leurs signes, même lorsqu’on ne peut pas s’offrir leurs produits.

Ces moyens de communication de masse modernes et numériques ont-ils pour autant permis d’abolir les distances, comme le promettait le « village global » de Marshall McLuhan ?
Les créateurs de l’Internet avaient effectivement en tête cette utopie, ce souhait de casser les frontières et d’abolir les distances grâce au web. Les réseaux sociaux peuvent donner cette impression, mais c’est un sentiment trompeur, il ne résiste pas à l’analyse de la réalité. Un pays comme la Chine a tout de suite compris l’intérêt qu’il y avait à imposer son propre système et ses acteurs, ses plateformes. Au-delà de ce constat, on voit bien qu’une marque doit en permanence s’interroger pour savoir si ce qu’elle dit est correct pour une partie de la planète, mais pas pour une autre. Cette question se pose à toutes les entreprises et au niveau mondial.

On parle d’engagement à propos de la communication numérique, qu’en pensez-vous ?
Cette notion définit la mesure d’impact d’un message dans le monde numérique#; et ceux qui proposent ces outils de calcul ont choisi un mot à la signification très chargée dans la vie pour marketer leurs services. Mais il faut prendre du recul par rapport à tous ces termes, même si tout le monde a envie d’y croire. Avant la mode de l’engagement, il y a eu celle de l’attachement. On a aussi abusé des mots « ami » et « conversation » à propos des médias sociaux, alors que l’échange se limite généralement à un stimulus et une réponse de type « like » ou « partage ».

N’y a-t-il donc pas moyen de contrôler la construction et l’impact d’un discours ?
Toutes les études sérieuses montrent qu’il n’y a pas moyen de savoir – du moins de savoir comment les gens vont recevoir un contenu. Et c’est d’autant plus vrai sur les réseaux sociaux. La complexité du fonctionnement d’algorithmes qui touchent à l’intelligence artificielle est telle que même leurs concepteurs – on le voit chez Facebook – avouent ne plus comprendre tout à fait comment ils fonctionnent. Pour les marques, il faudrait être en mesure de savoir pourquoi un contenu est mis en avant ou, au contraire, rendu invisible, pourquoi il se retrouve à côté de telle ou telle publicité… Elles vont devoir travailler de plus en plus sur ces sujets, avec des experts de la donnée, tout en prenant acte de cette perte de contrôle.

Quels réseaux sociaux voyez-vous particulièrement monter en puissance ?
On constate que les réseaux sociaux, dont TikTok qui diffuse des contenus vidéo, sont en phase de prise de pouvoir. Ils constituent une passerelle idéale vers les sites web de marques pour ceux qui souhaitent partir à la découverte d’autres contenus. Pour un secteur tel que le luxe, ce mode de communication s’inscrit dans la continuité du travail sur l’image, hyper-esthétisée dans des films à grand spectacle déclinés pour le cinéma, le petit écran et le web, dont L’Odyssée de Cartier a marqué le retour en 2012. Relayer ce type de productions, ou montrer les artisans dans les ateliers dans de simples vidéos, tout cela transporte les signes de la marque et renforce son aura et son influence.

  • Depuis 2014, Karine Berthelot-Guiet dirige le Celsa, l’école de hautes études des sciences de l’information et de la communication de Sorbonne Université, où elle intervient également en tant qu’enseignante et chercheuse. La transformation du discours des marques, notamment en ligne, ainsi que l’évolution de
    la publicité sont au centre de ses travaux. Docteur en sciences du langage, elle aime à se présenter comme une socio-sémioticienne, cette discipline consistant à
    étudier la production de signes dans le champ des interactions sociales. Parmi ses ouvrages : Les Dessous des marques, une lecture des marques comme signes des mythes contemporains (collectif, sous la direction de Julien Féré, Ellipses, 2021), Analyser les discours publicitaires (Armand Colin, 2015), Paroles de pub, la vie triviale de la publicité (Éd. Non Standard, 2013).