« Les activistes ont désormais recours aux mêmes armes que les dirigeants d’entreprises et les politiques »
Mouvements citoyens et ONG sont entrés dans une ère de professionnalisation, analyse la fondatrice du cabinet et think-tank Utopies. Ces acteurs s’appuient en effet de plus en plus sur les données et le marketing pour accroître l’efficacité de leurs croisades.
Quels ont été, ces dernières années, les principaux changements à l’oeuvre dans les mobilisations citoyennes ?
Tout d’abord, les nouvelles générations se mobilisent surtout pour des causes telles que la condition animale, le climat ou la justice sociale, ce qui est très différent du militantisme plus global, qui était celui des partis politiques et des syndicats. Ce type d’approche pointue peut parfois cibler un secteur particulier : l’ONG BankTrack a ainsi choisi de focaliser ses campagnes sur les banques et les activités qu’elles soutiennent. On assiste d’ailleurs à la montée d’un activisme plus financier. Ce phénomène est porté par des fonds d’investissement tel le britannique TCI, qui exige des entreprises dont il est actionnaire la transparence sur leurs émissions de CO2 et la présentation d’une stratégie climatique. En outre, des ONG dotées de moyens économiques et médiatiques significatifs – de Greenpeace à PETA, en passant par la branche américaine d’Amnesty International – ont pris l’habitude d’acheter des actions dans les groupes cotés afin de leur demander des comptes en assemblée générale.
Quelles sont les caractéristiques communes à ces nouvelles formes d’activisme ?
Ce qui frappe, c’est la professionnalisation de tous ces acteurs : ils sortent des mêmes grandes écoles que les managers des entreprises auxquelles ils s’attaquent et sont experts des questions dont ils s’emparent. Ainsi, quand l’ONG Reclaim Finance lance l’alerte contre des sociétés financières qu’elle soupçonne de ne pas respecter les droits humains ou de ne pas protéger l’environnement, elle le fait
avec des études et rapports documentés d’indicateurs précis et pertinents. L’idée est désormais de recourir aux mêmes armes que les dirigeants d’entreprises et les politiques : cela passe par l’utilisation massive de données, mais également par la mise en place de véritables stratégies marketing et par une grande créativité dans les campagnes. On se souvient, par exemple, de celle menée par Greenpeace France sur le Net : les deux S d’Esso avaient été remplacés par le symbole du dollar. Le groupe pétrolier avait porté l’affaire en justice, mais la décision de la Cour d’appel de Paris confirmant le droit au détournement de logo par l’ONG a fait jurisprudence.
Faut-il craindre une radicalisation ?
La multiplication des actions de désobéissance civile, le zadisme, la violence de certaines manifestations, les occupations, les actions spectaculaires telles que celles du collectif Just Stop Oil visant des
oeuvres d’art célèbres avec de la soupe – comme à la National Gallery à Londres ou au musée d’Orsay –, tout cela témoigne d’un rapport à l’action plus radical au sein de certains mouvements. Cela peut résulter d’un rapport désabusé à la démocratie – en particulier chez les plus jeunes dont la colère n’est plus canalisée par les partis politiques ou les syndicats –, ce qui est inquiétant. La tendance à la radicalisation peut aussi être le fruit d’une réflexion autour de la façon de faire bouger les choses. La scientifique suisse Julia Steinberger, spécialiste des enjeux liés au dérèglement climatique, raconte qu’elle était beaucoup moins radicale lorsqu’elle était une jeune chercheuse, car elle pensait qu’on pouvait encore s’en sortir par un statu quo. C’est sa prise de conscience du dépassement des limites planétaires qui l’a amenée à s’engager dans le mouvement Extinction Rebellion et à participer à des actions civiles, quitte à aller en prison. Comme elle, de nombreux activistes estiment que donner plus d’informations ne suffit plus à faire changer les choses et qu’il est nécessaire d’actionner d’autres leviers pour embarquer des vagues de citoyens. C’est sans doute là que réside la différence entre le militantisme, qui est davantage affaire de convictions, et l’activisme qui a pour impératif l’action et pour baromètre l’efficacité.
Les mouvements de type #MeToo et #BlackLives Matter ont-ils inauguré une nouvelle ère ?
Tout le monde a beaucoup appris des méthodes employées et du rôle central des réseaux sociaux pour faire émerger des sujets qui étaient évacués par la pensée dominante. Il y a eu des excès bien entendu, mais l’on peut penser que cela devrait s’atténuer avec la maturité. Analyser ces mouvements partis des États-Unis et qui ont fait tache d’encre au niveau mondial a permis de mieux comprendre comment les pratiques d’une minorité active sont ralliées par la majorité silencieuse. Des théoriciens de la question, dont Serge Moscovici dans les années 70, ont estimé qu’il faut convaincre 10 à 20 % d’une population pour atteindre le point de bascule, un contexte de crise permettant d’entériner le changement. C’est ce que résume la formule, souvent attribuée à Gandhi : « D’abord ils vous ignorent, ensuite ils vous raillent, ensuite ils vous combattent, et enfin vous gagnez. »
De plus en plus d’entreprises collaborent avec des ONG, est-ce un passage obligé ?
Le passage obligé, c’est de parler avec toutes les parties prenantes. L’objectif de la plupart des associations n’est pas d’être dans la contradiction systématique et de mettre des entreprises sur la paille. Elles
ont d’abord une volonté de faire avancer les choses dans le bon sens. Par exemple, Foodwatch a travaillé avec Fleury Michon pour l’aider à mettre en place un étiquetage transparent. Les entreprises ont beaucoup à apprendre de ceux qui pensent qu’elles ne font pas bien les choses. Et les écouter leur ouvre souvent une autre perspective sur les enjeux liés à leurs activités, mais aussi de nouvelles pistes de solutions. À condition d’abandonner ses peurs et d’accepter d’être honnête, plus que parfait. C’est ce que le public attend, désormais, des entreprises.
- Élisabeth Laville a travaillé comme planner stratégique dans la publicité avant de créer, en 1993, le think-tank et cabinet de conseil Utopies, spécialisé en stratégies de développement durable. Cette diplômée de HEC siège ou a siégé aux conseils d’administration de plusieurs entreprises, fondations et ONG (dont B Lab France qui préside au développement de B Corp et dont elle est membre fondatrice). Elle est également à l’origine du réseau Campus Responsables, lancé en 2006, ainsi que de l’observatoire de la consommation responsable Mes courses pour la planète, lancé en 2007. Élisabeth Laville a reçu le Prix Veuve Clicquot de la Femme d’affaires de l’année en 2008. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages dont L’Entreprise verte (éditions Village mondial, 2004), Les Marques positives (éditions Pearson, 2019) et La Révolution B Corp (éditions Pearson, 2022).
Photo : ®Julien Faure