« L’acte de donner est inséparable de la quête de prestige et de pouvoir »
Pour cet anthropologue, le don renvoie simultanément aux notions d’ostentation et de distinction. Ce serait l’une des explications de la défiance – très française – que suscite parfois la générosité des entreprises de luxe comme celle des plus fortunés.
Des dépenses somptuaires du monde féodal au potlatch dans certaines communautés dites
« primitives », que nous apprend l’anthropologie sur le lien entre don et luxe ?
La question du don et celle du luxe sont effectivement intriquées. L’acte de donner est inséparable de la quête de prestige et de pouvoir. Ces phénomènes se retrouvent en tout temps et en tous lieux.
J’ai pu l’observer au sud de l’Éthiopie, dans la communauté Ochollo, une société sans chef avec une pratique d’assemblée. Pour accéder au statut envié de dignitaire, hakala, l’impétrant devait donner des fêtes somptuaires. Pendant plusieurs jours, il distribuait des boissons, de la viande et parfois même de l’argent. Nourrir les autres, leur offrir ce qu’il y a de mieux était au coeur du fondement de cette société et du rôle social de ces dignitaires arborant du beurre dans les cheveux en signe distinctif. Cet exemple illustre les deux aspects sous lesquels s’exprime le lien entre don et luxe : l’ostentation tout d’abord, la distinction ensuite. Fait notable, les bénéficiaires de ce potlach étaient néanmoins en droit de critiquer ce qu’ils recevaient, et le donateur se retrouvait lui aussi en situation de dépendance par rapport à eux, le don faisant de l’un l’obligé des autres.
Générosité et reconnaissance ne vont donc pas forcément de pair ?
En effet, cela ne fonctionne pas ainsi. Si les institutions se montrent généralement reconnaissantes lorsqu’elles reçoivent un don, l’opinion publique va questionner le geste. L’incendie de Notre-Dame de Paris, en avril 2019, en a fourni un bon exemple quand les grands noms du luxe ont proposé de participer au financement de la reconstruction. Un Ochollo se serait demandé ce que ça voulait dire : est-ce qu’on se contentait de signer un chèque et on passait à autre chose ? Ou s’agissait-il d’une action avec un sens particulier ? En France, la générosité a été en partie éclipsée par la perception d’une surenchère. Ce malentendu est assez typique de ce qui est perçu quand le luxe se montre généreux.
Cette sensibilité est-elle propre à la France ?
Dans notre pays, la charité est restée longtemps l’apanage de l’Église, même si, dès le règne de Louis XIV et le colbertisme, les manufactures royales ont soutenu des activités de prestige dans l’art et la culture, en contrepartie du monopole et de la puissance qui leur étaient octroyés. La laïcisation croissante de la France a conduit l’État à prendre en charge cette fonction de redistribution qui s’exerce à travers les politiques publiques. Si bien que l’opinion va se demander s’il ne vaudrait pas mieux imposer davantage la richesse et laisser les institutions flécher les budgets ainsi dégagés. Aux États-Unis, le modèle est très différent : l’État n’intervient guère et la philanthropie est souvent prise en charge par le secteur privé sans que cela fasse débat. La défiscalisation des dons est même perçue positivement par la société, comme un encouragement à donner. Les nouvelles fortunes de la Silicon Valley ont en outre innové en la matière : ces entrepreneurs se sont montrés désireux de s’engager personnellement et d’intervenir plus particulièrement dans la sphère du social, plutôt que de l’art et de la culture. Des fondations ont été créées collectivement, sans mettre en avant l’identité des bienfaiteurs, avec une communication sans ostentation.
L’étymologie du mot « luxe » peut-elle expliquer aussi la défiance face aux engagements de ses acteurs ?
La notion de luxe porte en effet dans son étymologie l’idée d’excès, de démesure et de caractère non essentiel de la dépense. Le fait qu’elle soit sans contrepartie, non fonctionnelle, mais assortie d’effets statutaires draine tout un imaginaire qui séduit. Le luxe joue sur ce rêve qui transcende notre quotidien : il s’est beaucoup mis en scène autour de l’idée de bonheur, de réussite et de valeurs positives. Ainsi, si vous articulez luxe, beauté, mécénat d’art, le tout est cohérent. Seulement, quand ces mêmes marques quittent leur piédestal et disent « On va aider la société » – et quelle que soit leur volonté de bien faire –, il y a dissonance entre deux mondes qui n’arrivent pas à coïncider. Mais selon les pays, les cultures, les religions, la perception du rôle des entreprises en matière de générosité diffère notablement. Voyez-vous émerger de nouvelles façons de « partager » dans le luxe ? Les soupçons d’appropriation culturelle ont amené les marques à réfléchir à la façon de redistribuer des activités au bénéfice des populations concernées. Certains designers ont initié une réflexion autour des communautés élargies auxquelles ils s’adressent grâce aux réseaux sociaux. Loin de se limiter aux happy few, ils partent plutôt des préoccupations du monde commun et s’adressent à un public élargi grâce aux réseaux sociaux. C’est une façon pour le luxe d’être plus cohérent avec le rôle social qu’il se propose de jouer.
- Marc Abélès, anthropologue, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et directeur de recherche émérite au CNRS. Il a dirigé le Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (LAIOS-CNRS) ainsi que l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC-CNRSEHESS). Ancien thésard de Claude Lévi-Strauss, ses travaux portent sur la globalisation et les transformations politiques et culturelles qu’elle induit. Ces dernières années, il s’est particulièrement intéressé à l’industrie du luxe, au mécénat et au marché de l’art contemporain. Il leur a consacré plusieurs ouvrages : Un ethnologue au pays du luxe (Odile Jacob, 2018) et Ré-génération, Quelle mode pour le monde d’après (avec Marine Serre, éditions de L’Aube, 2022).
Photo : ®Julien Faure