avril 2024, Comité Colbert

« Il faut désirer pleinement tout en apprenant à réguler ses désirs de manière juste. »

Le philosophe, sociologue et écrivain nous invite à cultiver le désir, ce moteur de nos existences qui nous conduit à créer, à aimer et à nous dépasser. Un grand défi de notre époque, selon lui, reste néanmoins de modérer et mettre de la conscience dans nos désirs, à l’échelle individuelle et collective.

Si certains philosophes ont vu le désir d’un mauvais oeil, vous êtes de ceux qui prennent son parti. Pourquoi ?
De nombreux philosophes, notamment de l’Antiquité, se méfiaient effectivement du désir car il peut conduire à des excès, à de la frustration et de la souffrance. Il est vrai que l’être humain est un perpétuel insatisfait, il court de désir en désir. Je fais toutefois partie de ces penseurs qui soutiennent que le désir est l’essence même de l’Homme. C’est le moteur de nos existences, l’expression de notre puissance vitale. On pourrait dire que le désir est un autre nom de la vie. Si on se lève le matin, c’est parce que l’on a des désirs.

Notre désir serait de fait « créateur de valeur », écrivez-vous. De quelle façon ?
Je pars à nouveau de la pensée de Spinoza, qui nous dit que l’on ne désire pas une chose parce qu’elle est bonne, mais que nous estimons qu’elle est bonne parce que nous la désirons. Autrement dit, le désir est au fondement de toute valeur. En démocratie par exemple, c’est le désir de justice qui fait que l’on va dire que les droits de l’Homme sont la valeur suprême. Un dictateur ne sera pas de cet avis. Ce que nous ne désirons pas sera sans valeur pour nous, c’est nous qui choisissons. C’est un renversement complet de la vision philosophique traditionnelle où l’on considère qu’il y a des valeurs qui s’imposent à nous.

 Ce qui était considéré comme désirable hier ne l’est plus forcément néanmoins…
Certainement, on était dans une période très blingbling et matérialiste il y a seulement quinze ans. C’est la fameuse phrase de Séguéla : « Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie. » Cela avait suscité pas mal de critiques à l’époque mais, aujourd’hui, personne ne songerait à dire une chose pareille. Globalement, c’est plutôt la sobriété et la simplicité qui ont le vent en poupe, compte tenu des enjeux liés au climat et à l’environnement et des impératifs de justice sociale. On cherche davantage un équilibre entre l’être et l’avoir et l’on redécouvre que l’on peut continuer à désirer ce que l’on possède déjà. Ce qui n’empêchera pas certains d’avoir toujours envie d’une Rolex, en France ou ailleurs !

Alors comment cultiver cette puissance vitale de façon « contemporaine » ?
Il faut désirer pleinement tout en apprenant à réguler ses désirs de manière juste, comme nous l’enseigne Spinoza. Cela veut dire se limiter dans certains domaines mais pas dans d’autres. On ne désirera jamais trop connaître, jamais trop aimer quelqu’un qui nous correspond, jamais trop contempler la beauté du monde… Il nous faut apprendre à orienter nos désirs vers des objets ou des personnes qui nous font grandir et nous mettent dans la joie, et cesser de désirer ce qui nous met dans la tristesse et nous diminue, en faisant appel à la raison et à la connaissance de soi.

Cela rejoint l’épicurisme ?
Épicure, associé à tort à la quête effrénée de plaisirs, est effectivement le chantre de la sobriété heureuse, bien avant Pierre Rabhi. En réaction aux philosophes pour lesquels il faut renoncer à la quête du plaisir si l’on veut être heureux, il répond que non, il n’y a pas de bonheur sans plaisirs. Mais il faut savoir bannir ceux qui peuvent conduire à des maux importants. Un repas avec des mets de qualité en petite quantité, en compagnie de quelques amis bien choisis vaut mieux qu’une orgie au milieu d’une foule d’inconnus dont on sortira malade ! Épicure nous prodigue un autre conseil : il ne faut pas reculer devant certaines souffrances si elles peuvent déboucher sur une satisfaction plus grande. Faire l’apprentissage de la musique peut être douloureux, mais c’est parce que l’on aura fait ses gammes que l’on jouera un jour Chopin avec une joie immense. C’est ça, l’épicurisme : prôner un plaisir modéré et qualitatif et ne pas renoncer à certains efforts pour accéder à des joies plus grandes.

Selon vous, mettre de la conscience dans nos désirs serait un grand défi de notre époque. Que voulez-vous dire ?
Cela signifie que l’on doit examiner ses désirs, prendre du recul et se demander : est-ce que c’est bon pour moi ? Mais aussi : est-ce que c’est juste par rapport à la société ? Par exemple, quelqu’un peut avoir très envie de s’acheter un 4×4 polluant, mais est-ce que c’est adéquat alors qu’il y a un enjeu environnemental et climatique tellement important ? Renoncer à ce désir, c’est l’avoir confronté à une conscience de responsabilité collective.

Peut-on établir, dès lors, une gradation entre les désirs propres à l’individu ?
Dans Le Banquet, Platon montre surtout qu’il y a une échelle ascendante du désir. Tout part d’Éros : ce désir d’un beau corps peut nous conduire au désir d’une belle âme, qui lui-même nous porte vers un désir de connaissance, lequel débouche sur une quête du « beau en soi » qui est le sacré. La contemplation d’un paysage magnifique est de l’ordre d’une contemplation divine : en le regardant, je contemple l’harmonie du monde, le cosmos, et je me dis qu’il y a derrière cette harmonie quelque chose d’un mystère que certains vont appeler Dieu. Il y a ainsi une continuité dans le désir, tout se lie. C’est le même moteur − Éros, nous dit Platon – qui nous propulse, à partir du désir charnel, vers cette quête d’absolu propre à l’être humain.

Finalement, que serait une vie sans désir ?
Un des symptômes de la dépression est l’absence de désir, on ne se lève plus le matin car on n’a plus rien qui nous motive. Je ne souhaite à personne de connaître cela. Une vie sans désir, c’est la mort en quelque sorte. Je souhaite à tout le monde une vie pleine de désirs mais de désirs orientés par la raison, de façon à ne pas faire de mal à autrui et de permettre à chacun de s’accomplir selon sa nature propre.

©ALDO SOARES

  • Frédéric Lenoir est philosophe, sociologue et écrivain. Après des études de philosophie à l’université de Fribourg, en Suisse, et une quête spirituelle qui le conduit en Inde, en Israël, ainsi que dans des ermitages et des monastères chrétiens en France, il approfondit l’étude du fait religieux par un doctorat à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages (essais, romans, contes, encyclopédies), parmi lesquels Le Désir, une philosophie (Flammarion, 2022) et L’Odyssée du sacré (Albin Michel, 2023). Il écrit aussi pour le théâtre, la télévision et la bande dessinée. Il a cofondé, sous l’égide de la Fondation de France, la fondation Savoir être et Vivre ensemble (SEVE), qui organise des ateliers de philosophie dans les écoles.