Luxe et désir, un lien essentiel
Comment dire ce qui s’éprouve si intensément, tapi au plus profond de chacun ? Philosophes, sociologues, anthropologues, psychologues, psychanalystes, neuroscientifiques, experts en marketing, créateurs et artistes… Beaucoup se sont essayés à cerner ce qui parle si puissamment à notre être. Mais s’il ne fallait retenir qu’une citation, ce pourrait être celle du philosophe français Gaston Bachelard pour qui « l’homme est une création du désir, non une création du besoin » (in La Psychanalyse du feu, Gallimard, “Folio”, 1985). Le « père du marketing moderne », l’Américain Philip Kotler, a revisité cette formule à l’usage des marques. Selon lui, les désirs sont la forme que prennent les besoins humains sous l’effet de la culture, des valeurs et de la personnalité des individus. C’est donc l’affaire du marketing, de la communication et de la publicité que de transformer, par exemple, le besoin physiologique et symbolique de se vêtir en un choix de s’envelopper dans le manteau de telle marque plutôt que de telle autre. Ces motivations profondes, plus ou moins conscientes, imprègnent l’histoire du bijou. Expression d’un besoin de protection face aux angoisses existentielles dès leur apparition, « les bijoux représentaient une armure et se devaient par conséquent d’être façonnés dans des matériaux pérennes et lourds, raconte l’historienne Michèle Heuzé. Aujourd’hui, le choix relève sans doute davantage d’une quête d’esthétique et de beauté, mais notre sensation d’incomplétude subsiste ». Par leurs symboles ou grâce aux vertus protectrices prêtées à leur pierre, cette fonction porte-bonheur reste, encore aujourd’hui, très présente dans la création joaillière : le trèfle à quatre feuilles des collections Alhambra de Van Cleef & Arpels, Amulette de Cartier, ou encore les dormeuses Serpent Bohème de Boucheron, serties de lapis-lazuli, revendiquent haut et fort ce statut. Si tous ces imaginaires soutiennent l’idée d’un luxe désirable « par essence », pourrait-il le rester sans être au rendez-vous des grands défis de son temps ? « Les valeurs et prises de position sociétales des griffes comptent de plus en plus dans leur désirabilité », constate Yves Hanania, fondateur du cabinet de conseil Lighthouse. Cette dimension s’impose désormais comme un levier de différenciation vis-à-vis des clients, au même titre que la qualité, l’exclusivité, la créativité de l’offre ou les services. Les valeurs – comme les désirs – sont multiples, parfois contradictoires, et elles diffèrent selon les individus et les cultures. Ce qui était désirable hier ne l’est plus toujours aujourd’hui. Et qu’en sera-t-il dans cinq ans, dix ans ? La raréfaction des ressources et la crise climatique conduisent déjà à de nombreux questionnements. Déjà, le culte du lourd fait place à celui de la légèreté(1), synonyme d’une empreinte carbone réduite. L’imperfection et la réparation sont sublimées, y compris dans les arts de la table où l’assiette brisée et la tasse ébréchée ont longtemps été la bête noire.
©FLORENCE JOUBERT/L’ORÉAL
1. « Le poids du luxe », par Bénédicte Epinay, déléguée générale du Comité Colbert, revue Geste/s n°7.
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