« Il est nécessaire de pouvoir se penser comme vu par autrui, c’est un besoin vital. »
Pédopsychiatre et psychanalyste, ce spécialiste de la psychiatrie de l’enfant, l’adolescent et le jeune adulte met en évidence l’importance du regard de l’autre dans la construction de notre identité physique et psychique. Le miroir tendu par les réseaux sociaux reflète cette quête.
Pourquoi le regard de l’autre est-il si important, en particulier à l’adolescence ?
C’est dans ce miroir que se révèle psychiquement et physiquement notre identité. Nous, êtres humains, sommes câblés physiologiquement et neurologiquement pour aller à la rencontre de l’autre : nous sommes pulsionnellement, émotionnellement, charnellement, psychiquement attirés par lui. C’est l’autre qui va nous rêver, nous penser, nous représenter, nous imaginer, nous dire, nous nommer et, dans ses ressemblances et différences, nous contenir, limiter, rassembler, libérer… Il est nécessaire de pouvoir se penser comme vu par autrui, c’est un besoin vital. Ce qui compte, ce n’est pas l’image elle-même mais comment j’imagine que l’autre et les autres me perçoivent. Les réseaux sociaux savent très bien nous tendre un miroir mais il n’est pas de ceux qui peuvent nous construire. Ils n’offrent que le reflet iconique et doctrinaire d’une image publicitaire dans laquelle les « Narcisse » se noient.
Ne sommes-nous pas tous des « Narcisse » ?
Narcisse est en quête d’une image de lui parce qu’il ne se connaît pas. Il n’entend pas la nymphe Écho qui lui tourne autour pour lui dire ceci : rencontre-moi et je te dévoilerai à toi-même comme tu me dévoileras à moi-même, l’un à l’aune du désir de l’autre. Narcisse regarde le fleuve – métaphorique de la chevelure maternelle – et s’y perd en contemplant régressivement, dans ce miroir primitif ancien et profond que sont le visage et le corps de la mère, sa propre image dont il tombe amoureux. Donc oui, nous succombons tous au miroir des réseaux sociaux, puisque nous nous y voyons plus beaux que nous ne sommes. En effet, « un leurre qui nous exalte nous est plus cher que mille vérités », disait Pouchkine.
Qu’est-ce qui se joue à travers les likes, le désir d’une récompense sociale immédiate ?
Je pense que le désir n’a rien à voir là-dedans. Nous, psychiatres, savons bien que ceux que nous accompagnons ne sont pas addicts aux drogues, à l’alcool, à la nourriture ou aux écrans. Ils sont addicts au manque, c’est ça le paradoxe. Et que vendent les réseaux sociaux basés sur l’image ? Avant tout du manque. On vous montre indéfiniment « ce que vous n’avez pas » sous la forme de « ce que vous n’êtes pas » – Kardashian ou Ronaldo par exemple –, tout en nourrissant votre espérance de ressembler à vos idoles, ce qui est hors de portée. Vous restez incomplet, informe, insatisfait, ce qui permet de vous fixer dans une dépendance, de vous maintenir assoiffé sans étanchement possible, affamé sans satiété possible.
D’où vient cette addiction au manque, du point de vue de la psychanalyse ?
Les psychanalystes s’accordent sur le fait que le désir est consubstantiel de la séparation : au commencement, mère et enfant sont indifférenciés dans l’esprit de ce dernier, encore immature. Quand l’enfant a faim ou froid, la mère − dans le don absolu de soi pour celui qui est encore une partie d’elle-même − anticipe ses besoins et répond au bon moment et au bon tempo. L’enfant se sent contenu, comblé, accordé au désir de cette « mère- monde » jusqu’à ce que celle-ci doive se séparer. C’est lors d’absences physiques, psychiques, affectives, et parce qu’il éprouve alors le manque, que l’enfant prend conscience de l’existence de sa mère, de leur différence, et qu’il naît à lui-même. Le désir est le rappel incessant de ces séparations et frustrations qui vont jalonner nos vies et sont nécessaires, sinon c’est la fusion et la confusion. Mais s’il y a absence massive, brutale, imprévisible, c’est-à- dire trop de manque, cela devient problématique et on peut être accro à ce ressenti de la petite enfance car on cherche d’abord et avant tout à retrouver ce que l’on a connu primitivement et qui nous a constitué.
Et dans le cerveau, quels sont les mécanismes à l’œuvre ?
Les études épidémiologiques dévoilent des parallèles entre les addictions comportementales – notamment celles qui passent par les écrans – et les toxicomanies dites « classiques » – par l’absorption de drogues, d’alcool ou de psychotropes. L’addiction est sous-tendue dans tous ces cas par des circuits neuronaux et des sécrétions neurochimiques de sérotonine et de dopamine.
Constatez-vous une montée de la dépendance pathologique aux écrans ?
C’est incontestable : il y a une expansion des problématiques de dépendance, notamment aux écrans, depuis le Covid et les confinements. On constate que certains jeunes pensent avoir trouvé une solution radicale dans le repli, le retrait, le retranchement. Ils s’enferment face à leurs écrans et passent la quasi-totalité de leur temps connectés à Internet, au détriment des relations sociales, affectives et amoureuses. Ce phénomène – qui s’appelle hikikomori parce qu’il est parti du Japon – se développe sous toutes les latitudes… et envahit la France. On ne quitte plus sa chambre pour éviter d’être sollicité par son propre désir ou par celui des autres – dont les exigences sociales et parentales du style « sors et réussis médecine ». Dans ce type de psychopathologie narcissique adolescente, être narcissique n’est pas avoir une haute idée de soi, c’est tout le contraire. C’est une mésestime de soi, un soi non assuré de lui-même qui est obligé d’en rajouter dans les relations sociales.
©ALDO SOARES
- Pédopsychiatre et psychanalyste, professeur des universités-praticien hospitalier, Maurice Corcos dirige le département de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte de l’Institut Mutualiste Montsouris à Paris et enseigne la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris-Cité. Son activité scientifique est principalement centrée sur les thèmes de la santé psychique des adolescents et les conséquences sur la vie adulte des troubles psychiatriques se révélant à l’adolescence. Il a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels Destruction et désaffiliation, psychopathologie de la violence à l’adolescence (Dunod, 2023), Abécédaire de l’anorexie (Odile Jacob, 2020) ou La Terreur d’exister (Dunod, 2013).