avril 2024, Comité Colbert

« Si le désir nous intéresse tant, c’est qu’il nous rappelle que nous ne sommes pas que des êtres de raison. »

Distinct du besoin et de l’envie, plus insatiable que l’appétit et profondément humain, le désir nous dépasse, souligne cette enseignante en philosophie auprès de classes préparatoires, auteure d’ouvrages sur le désir et ses mots. Sa force et son mystère nourrissent l’imaginaire, expliquant son omniprésence dans la publicité, la littérature ou au cinéma.

Que nous dit l’étymologie du mot « désir » ?
Le mot « désir » viendrait du latin desiderare, formé de sidus qui signifie « astre ». Ce terme, utilisé par les astrologues, désignerait à la fois l’astre perdu – un astre déjà contemplé et qui nous a séduits – et l’élan pour le retrouver. C’est une étymologie poétique et éclairante car elle permet de saisir la structure du désir : elle dit l’attraction envers quelque chose que l’on a connu et, en même temps, la hantise de ne pas retrouver cette chose qui nous a comblés. Pour de nombreux philosophes, pour qu’il y ait désir, il faut donc qu’il y ait un manque, total ou partiel. C’est la définition première.

Dans l’amour, cette idée de manque renvoie au mythe de l’âme soeur…
Tout à fait, ce mythe est raconté dans Le Banquet de Platon par Aristophane, invité avec d’autres convives – dont Socrate – à faire l’éloge de l’amour. Pour comprendre ce sentiment, il faut revenir aux origines, expose-t-il, à un temps où tous les êtres humains étaient doubles. Ils possédaient deux têtes, quatre jambes, quatre bras et deux sexes – l’un masculin et l’autre féminin chez les androgynes, ou du même genre chez les autres. Ainsi unis, ils ne connaissaient ni la souffrance ni la finitude. Leur orgueil irrita Zeus, qui les châtia en les coupant en deux, fracture dont notre nombril serait la trace. Les êtres humains commencèrent alors à dépérir. Pour adoucir sa punition, Zeus leur donna le désir. C’est ainsi que chacun se mit en quête de sa part manquante. « L’amour recompose l’antique nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul et de guérir la nature humaine. Chacun cherche sa moitié », conclut Aristophane. Ce mythe a justifié la théorie romantique de l’élection amoureuse et suggère que l’on désire d’abord se réparer à travers la relation avec son alter ego.

Pourquoi les philosophes ont-ils d’abord utilisé le terme « appétit » pour parler du désir ?
Ce terme insistait davantage sur l’aspect charnel du désir, le corps étant le vecteur de cet ensemble de passions. On retrouve cette notion de force de vie que chaque être déploie pour s’affirmer dans sa nature – pas uniquement sexuelle mais véritablement physique et psychique –, dans le principe du « conatus » de Spinoza, ainsi que dans la « libido » chez Freud. Ce vocabulaire a permis d’introduire des nuances entre l’appétit, que l’Homme partage avec tous les êtres vivants, et le désir propre à l’être humain. Celui-ci part de l’appétit, cependant il peut prendre toutes les formes : il peut s’attacher sur des parties du corps, comme dans le fétichisme, mais également sur des valeurs telles que le désir de justice ou de beauté. À la différence de l’appétit, qui passe par les sens, le désir est corps et esprit. Il peut être transposé et sublimé.

Quelle différence établir entre le besoin, l’envie et le désir ?
Dans le besoin se retrouve l’idée d’un élan qui cherche à combler un manque mais de façon déterminée et assez limitée : on a besoin de se désaltérer, de manger, d’être en sécurité, de se reproduire… Le désir peut se satisfaire également mais il y a toujours quelque chose qui le relance, il est infini. Pour les Anciens dont les Épicuriens, le besoin a une sagesse et une sobriété que n’a pas le désir. Le premier est du côté de la mesure, le second, de la démesure. Quant à l’envie, il s’agit d’une affliction morose provoquée par l’amour-propre et la rivalité. Melanie Klein, l’une des figures fondatrices de la psychanalyse, la définit comme un sentiment de colère à l’égard d’une autre personne, qui possède quelque chose de désirable que l’on ne détient pas soi-même et qui profite de cette chose.

 Comment la publicité joue-t-elle sur ces différents registres ?
Elle utilise ces ressorts que sont le besoin, le manque, l’envie, la privation ou la rareté en s’appuyant sur la fine connaissance des passions humaines et des affects, et utilise la puissance du langage, des images et des signes. Sa force est d’accréditer l’idée que certains objets sont bons pour les individus ou désirables en eux-mêmes, alors que certains philosophes, dont Spinoza, ont montré que seul notre désir les rend désirables. Pour Roland Barthes, l’efficacité des mots et des images de la publicité vient avant tout du fait qu’ils nous parlent de nos propres aspirations : une pub pour les détergents nous renverrait à « notre propre quête de propreté ou de profondeur », c’est-à-dire à nos mythes et à nos constructions symboliques.

Le désir est également omniprésent dans la littérature, l’opéra, le cinéma…
Désir amoureux, désir de vengeance, désir de richesse… Cette polysémie du désir est une source infinie d’émotions. Sa puissance affole l’imagination. Si le désir nous intéresse tant, c’est qu’il nous rappelle que nous ne sommes pas que des êtres de raison. Nous sommes complexes, ambivalents. De Carmen à l’Ange bleu en passant par Roméo et Juliette, nombre de ces héros vont au bout d’une attraction passionnée qui ouvre à tous les possibles mais peut les aveugler, les entraînant dans des souffrances morales ou bien une fin tragique. Ces oeuvres nous donnent une leçon d’humilité : face au désir, nous ne sommes pas en maîtrise de tout. Sa perte constitue d’ailleurs tout autant un thème de prédilection pour les auteurs.

Si le désir peut tout bouleverser, serait-il révolutionnaire ?
Sartre ne dit pas autre chose. Selon lui, « l’homme, par le désir, introduit un possible à la place du nécessaire ». Ainsi lié à la liberté, le désir permet de penser que tout peut être différent. Il prend l’exemple d’une révolte d’ouvriers en 1830. Parce que, à un moment donné, ces hommes ont rêvé d’une vie autre, ils ont pris en main et changé leur destin. Cela rejoint la proposition du slogan de Mai 68 : « Prenez vos désirs pour des réalités. »

©ALDO SOARES

  • Agrégée de philosophie après un master en philosophie antique, Silvia Manonellas est professeure de Chaire supérieure aux lycées Henri-IV et Louis-le-Grand, à Paris, où elle enseigne en classes préparatoires. Elle est également chargée de cours en L1 et L2 à l’université Paris Sciences & Lettres (PSL) et responsable de la formation continue des professeurs de philosophie de l’Académie de
    Paris. Auteure, avec Marie-Anne Charbonnier, de l’ouvrage Le Désir (PUF, 2019), elle dirige, avec Jean-Baptiste Nanta, la collection “Clefs-concours” à destination de l’agrégation et du Capes de philosophie, aux éditions Atlande. Au sein de cette même Maison, elle a également dirigé la publication de nombreux volumes à destination des élèves de Khâgnes et des classes préparatoires commerciales, dont, avec Émilie Richard, Les Mots du désir.