« L’important pour une marque est d’identifier une grande cause pour laquelle elle pourra devenir la référence »
Cette experte en stratégie de marques revient sur les critères qui peuvent guider l’engagement des entreprises, parfois tentées de réagir à l’actualité et d’additionner des initiatives, qui ne font pas toujours sens.
Les marques doivent-elles réagir à l’actualité du moment ?
Il y a toujours un risque à réagir à une actualité brûlante et par nature éphémère sans avoir de recul et sans être expert de la question. Soit le sujet fait consensus et tout le monde va dire la même chose, donc cela ne fait pas mouche, soit la thématique abordée est plus clivante et il y a un risque de retour de bâton de l’opinion. C’est toute la complexité pour éviter d’être taxé d’opportunisme. Il faut donc avant tout se poser les questions suivantes : quelle est ma légitimité à intervenir ? S’il s’agit effectivement de sujets de société qui me concernent en tant que marque, est-ce que mes décisions débouchent sur des actions concrètes#? Il n’y a rien de pire que de s’exprimer et de ne pas agir. Un autre danger est de se disperser, en actes comme en paroles : une addition d’initiatives ne fera pas forcément sens.
Comment choisir ses combats ?
Dans le luxe, l’accent a été mis surtout sur les femmes – les violences qui leur sont faites, le body positivisme, l’inclusion, la parité… –, car elles sont au coeur des préoccupations. L’important pour une marque est d’identifier une grande cause pour laquelle elle pourra devenir la référence, y compris pour tout son secteur d’activité. Le choix de ce combat, à même de promouvoir un véritable progrès sociétal, ne peut qu’être relié à l’ADN de l’entreprise et à son positionnement. Il s’opère au croisement des origines et de l’histoire de la marque, de la place qu’elle occupe dans le champ de la concurrence, de la façon dont elle se projette dans un futur auquel elle aura envie d’appartenir, des aspirations de ses clients, mais aussi de ses employés… En effet, cocréer un grand engagement avec ses collaborateurs est essentiel pour les embarquer et créer de la fierté. Cela suppose aussi une dose de pragmatisme : mieux vaut investir des territoires qui ne sont pas déjà préemptés par d’autres. Ou, si l’on partage un même combat, je conseille de l’aborder avec sa propre singularité et sensibilité.
S’engager pour une grande cause évite-t-il pour autant d’être taxé de fairwashing, socialwashing et autre greenwashing ?
Il faut en tout cas éviter de s’en tenir à une démarche de type « je coche les cases », où je présente comme un véritable engagement mon simple respect des obligations réglementaires. S’il est logique, dans un premier temps, d’initier une démarche RSE par une mise en conformité des activités aux règles et aux normes en vigueur, puis par la réduction de l’empreinte de l’entreprise sur le monde, il est temps à
présent de lancer des initiatives en vue d’une action concrètement positive sur la société. Il existe une véritable incitation à aller dans ce sens : c’est ce que demandent les consommateurs, qui ne sont pas dupes et se montrent exigeants. Ils ont en effet compris la capacité des entreprises à allier, davantage que l’État et les ONG sans doute, l’efficacité et l’argent afin de déplacer des montagnes. Le public l’a constaté avec la fabrication de masques et de gel hydroalcoolique pendant la pandémie par de grandes marques.
Dans le luxe, qui doit porter l’engagement de la marque ?
Dans la mode par exemple, un directeur artistique a un pouvoir d’influence énorme, il est généralement très présent et très suivi sur les réseaux sociaux, il serait donc dommage de s’en priver. Mais ce sont des personnalités libres et créatives, aussi faut-il que leurs valeurs soient bien alignées avec celles de la Maison qu’ils représentent. Il y a eu des dérapages dans le passé, mais aussi des alliances vertueuses. C’est le cas pour Virgil Abloh, le directeur artistique des collections masculines de Louis Vuitton, de 2018 à son décès fin 2021, et l’un des premiers designers noirs à être nommés à la tête d’une puissante Maison de luxe. Il a su prendre le pouls de l’époque, mélanger les codes de la rue et du luxe et faire avancer divers sujets de société, dont la nécessité de développer les achats de seconde main. Dans sa propre Maison, en son temps, un Jean Paul Gaultier a déconstruit la notion de genre en mettant sur ses podiums des hommes en jupe et des femmes androgynes. Ce qui a pu paraître anecdotique et drôle au départ – d’ailleurs, il ne l’a pas revendiqué plus que ça – a pourtant contribué à l’évolution des mentalités.
Quelles entreprises peuvent être inspirantes en matière d’engagement ?
Si de nombreuses entreprises ont commencé ou souhaitent jouer un rôle positif sur la société et le monde qui les entoure, aucune n’est allée aussi loin que Patagonia en termes d’actions concrètes. Cette
entreprise américaine, non contente de proposer des vêtements de sport et de montagne éco-conçus, s’est d’abord distinguée avec sa campagne « N’achetez pas cette veste » en 2011, enjoignant les consommateurs à n’acheter ses polaires que s’ils en avaient besoin. Cela aurait pu passer pour un coup de marketing génial. Mais Patagonia a toujours prouvé son authenticité et sa sincérité par des actes forts. La marque d’outdoor s’est rapidement engagée en faveur de la protection de la nature, sélectionnant scrupuleusement ses matières premières ou donnant 1 % de son chiffre d’affaires annuel à des associations environnementales. Le fondateur de la marque, Yvon Chouinard, vient de céder son entreprise à un fonds qui consacrera tous les bénéfices à la lutte contre la crise climatique. C’est un exemple extrême, certes, mais dont il y a beaucoup à apprendre.
- Barberine Reyners a rejoint l’agence Landor & Fitch (groupe WPP) en mars 2020 en tant que directrice exécutive en charge de la stratégie. Elle accompagne les entreprises dans leur transformation de marque, notamment sur les questions relatives au développement durable et au rôle positif qu’elles peuvent désormais jouer dans le monde qui les entoure. Diplômée de Sciences Po Paris en sciences
politiques et stratégie marketing, après des études d’économie et d’anglais à l’université Paris-XNanterre, Barberine Reyners a consacré auparavant l’essentiel de sa carrière à la stratégie de communication des entreprises. Elle a travaillé en particulier au sein du groupe Publicis, basée à Paris pour l’essentiel, mais également en Asie du Sud-Est pendant plusieurs années.
Photo : ®Julien Faure