De l’utilité économique à la transmission d’un patrimoine immatériel
En 1663, le roi Louis XIV et Colbert, son ministre visionnaire, avaient bien compris l’utilité du commerce des biens de luxe pour l’État. Le royaume était alors plongé dans la crise, les caisses restaient vides, la crise sévissait. L’essentiel des importations étant lié à l’achat de produits raffinés à l’étranger, le redressement du pays va passer par l’invention d’un luxe à la française, comme le raconte Laurence Picot
dans l’ouvrage Les Secrets du luxe (1). Près de quatre siècles plus tard, LVMH suivi de L’Oréal et Hermès caracolent en tête du CAC 40, et le secteur du luxe s’est imposé comme l’un des principaux moteurs de l’économie et de l’emploi. « La France n’a pas les GAFA (Google-Apple-Facebook-Amazon), mais elle a les géants du luxe mondial », s’est félicité le ministre de la Souveraineté industrielle Bruno Le Maire en janvier 2019, reconnaissant le caractère hautement stratégique des malles Louis Vuitton, des sacs et des carrés de soie Hermès, de la couture ou des parfums Chanel, Guerlain ou Saint Laurent, des bijoux Cartier ou encore du cognac Louis XIII. Vecteur de soft power et d’influence à l’étranger, aucun autre secteur ne peut revendiquer un tel maillage industriel dans l’Hexagone. Des investissements qui rejaillissent sur la vitalité de nombreux territoires : une manufacture qui s’implante, ce sont des familles qui s’installent, des commerces et des écoles qui rouvrent… Une étude publiée début 2021 par le Comité Colbert témoignait de la dynamique exceptionnelle de ses Maisons, qui emploient directement et indirectement 1 million de personnes. Entre 2015 et fin 2020, 3 500 emplois directs ont été créés et 20 sites à taille humaine ont été inaugurés avec, à la clé, la transmission de savoir-faire artisanaux. Le 19M de Chanel, ouvert en janvier 2022 au nord-est de Paris pour regrouper 11 Maisons d’art, Eres et une galerie pluridisciplinaire, illustre cette double vocation, à la fois lieu de fabrication et de formation, dédié aux métiers d’art du groupe avec 600 artisans. Les gestes du luxe forment un héritage précieux et un patrimoine immatériel reconnu. Le label Entreprise du Patrimoine Vivant (EPV) valorise ainsi, depuis 2005, nombre de ces savoir-faire au caractère « rare, renommé ou ancestral, reposant sur la maîtrise de techniques traditionnelles ou de haute technicité et circonscrit à un territoire ». Beaucoup de ces manufactures d’excellence se visitent, du site de Bernardaud à Limoges aux cristalleries de Baccarat ou de Saint-Louis, en Lorraine. Responsabilité et engagement dans son époque, contribution à la vie de l’économie et des territoires, sauvegarde et transmission de savoir-faire singuliers, participation à la circulation des idées… Plonger au coeur du rôle des industries du luxe revient à se demander à quoi ressembleraient nos sociétés si elles n’existaient pas ? Pour Gilles Lipovetsky, « la réduction des inégalités ou la lutte contre le réchauffement climatique n’appellent pas à l’éradication des beautés sensibles et de ce qui rend la vie agréable à certains. Faut-il supprimer l’art, les musées, les temples et les cathédrales, incarnations ultimes du luxe ? Bien entendu, ce n’est pas souhaitable. Car le luxe porte en lui une dimension qui excède l’ordre marchand et la morale, et qui est constitutive de l’humanité elle-même ». Un rôle plus impalpable, mais universel qui irrigue la cité.
1. Les Secrets du luxe de Laurence Picot (E/P/A-Arte éditions, 2020).